Mon CARNET de RENCONTRE 10 : Jean-Christophe MESSONNIER
L’endroit était rugueux. Le cadre difficile. Le froid, la neige, la soufflerie des aérothermes, l’exposition voisine de jeux vidéo, rien ne facilitait l’écoute de la poétique de la ville sur cette mezzanine de la Gaité Lyrique. Et pourtant, tout d’un coup, j’ai vu ce que rarement il est donné à un créateur de voir: un auditeur qui tombe en arrêt. Toute ma vie je me souviendrais de ces secondes où après s’être figé, l’homme que j’avais eu tant de mal à rencontrer, mais qui pourtant avait bravé les intempéries, se laissait happer par le son qu’il était en train d’écouter. Cette capacité à rentrer dans l’univers d’un autre m’a profondément ému.
Depuis tels des astronautes du son, nous nous jetons dans l’exploration de l’espace.
Où situes-tu la frontière entre ta pratique quotidienne de l’écoute du monde et ta pratique professionnelle ? Enfin, si elle existe.
Mon écoute ne cesse jamais, j’essaye toujours de profiter des sons, de prendre du plaisir avec eux. En revanche, je ne manipule des sons enregistrés que dans mon travail, je ne veux pas empiéter sur ma vie de famille. Lorsque j’ai du temps libre pour moi, je bricole des images
A quoi fais-tu attention dans les sons qui t’entourent ?
A leur spatialité, à comment ils se présentent à moi, comment je les ressent, comment je les entends. Je trouve que c’est la vraie différence avec les sons enregistrés : si l’on s’en tient vaguement à une question de timbre du son direct, ça fonctionne. Mais dès que l’on veut rendre un son réverbéré, quel qu’il soit : une salle ; une rue ; une forêt, alors on mobilise toute la complexité de notre écoute. Pour moi, c’est cela l’espace, c’est la trace du réel et tous les intermédiaires s’entendent (comme des intermédiaires..).
Après, je peux être bon public et accepter les impasses que font tel ou tel forme de stéréophonie sur le rendu du son mais fondamentalement je sais toujours que ce n’est pas comme dans la réalité. Pour moi, la culture, c’est justement cette acceptation des choses qui ne sont pas la réalité, mais auquel on s’est suffisamment habitué pour admettre que telle représentation de la réalité équivaut à la réalité.
Qu’écoutes-tu tous les jours avec le plus de plaisir ?
Mon épouse, mes enfants, ma contrebasse. Les manifestations des gens et des choses que l’on aime passent par les sens mais elles doivent aussi leur sens à l’amour, c’est un aller-retour continu.
Quels sont pour toi les sons les plus beaux ?
Tous globalement, je m’émerveille de la plénitude et la variété du sonore, en général.
Pourrais-tu partager avec nous une émotion sonore récente ?
Non, c’est intime et cela ne vaut que pour moi, chacun doit chercher ce à quoi il tient, je préfère partager avec vous la valeur de cet amour.
Nous sommes tous les deux sensibles à l’exploration de l’espace des volumes sonore. Pourquoi est-ce si important pour toi ?
Rien de très nouveau, j’imagine. Ce que j’ai lu de plus pertinent sur l’espace, c’est « phénoménologie de la perception » de Merleau Ponty. L’idée, c’est que la perception humaine est irréductible à autre chose qu’elle même et que quand on en parle, on doit prendre en compte l’expérience du sujet : son histoire, son passé, sa mémoire.
Cela s’applique à l’espace car en grandissant, on compare tout à notre propre taille (notre schéma corporel) et l’espace que l’on perçoit ne peut être compris en dehors de cette expérience. Par exemple tu sais, si tu as déjà marché dans la profondeur d’une cathédrale ou d’une halle immense que les réverbérations longues sont associées aux grands volumes. Depuis, tu t’en rappelles, c’est ancré en toi.
Certaines associations comme celle là sont partagées mais d’autres sont plus intimes, plus personnelles. Ainsi la culture est-elle faite d’un réseau de partages et de différences et tel son va toucher quelqu’un et pas un d’autre.
Sur un plan plus biologique, nos oreilles sont connectées à de multiples cellules qui sont organisées suivant les fréquences, d’une part. Et d’autre part suivant les différences d’informations en temps et en intensité entre les deux oreilles. On peut donc différencier des sons qui viennent de directions différentes car ils n’ont pas les mêmes relations inter-aurales. On peut donc apprendre à gouter les espaces très précisément. Les médias stéréophoniques actuels simplifiant ces relations inter-aurales, on perd donc ces possibilités de différentiation, de se concentrer sur tel flux qui a tel relation inter-aurale précise.
En mettant les deux notions l’une en face de l’autre, on partage donc les « hard » de l’espèce humaine mais pas forcément le « soft », qui vient de son histoire et sa capacité à avoir cultivé ou non ses possibilités perceptives
Donc, la question pourrait être:
Pourquoi trouvons nous, parfois, plus de plaisir à la représentation de l’espace qu’à notre présence immédiate à l’espace ?
Soit nous avons accès, par la représentation, à des événements que nous n’aurions pu vivre en direct et le plaisir est lié au mélange d’importance de l’événement, de contenu esthétique de l’événement, et de médiation de l’espace cet événement.
Soit c’est juste la magie de pouvoir être à la fois ici, où nous sommes réellement, et ailleurs, dans l’espace représenté. Comme dans un rêve éveillé. Et nous sommes sans doute émerveillés, comme des enfants, que nos rêves puissent prendre forme. Le plaisir peut donc tenir juste à cela.
Les deux propositions ne s’excluent pas, elles coexistent. La plupart des gens se situent dans la première catégorie et sont des fois peu sensibles au rendu de l’espace. On peut aimer un concert en direct sur son autoradio.
Si l’on a du plaisir juste à la représentation de l’espace, les modalités de cette représentation peuvent devenir importantes et faire toute la différence. On en revient donc à nos discussions précédentes.
A suivre, donc…
Ce blog éphémère a été publié du 11 au 22 janvier 2016, durant la semaine du son sur le site de l'AFSI et celui de Jean-Marc à la rubrique : Mon Carnet de Rencontre
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