Entretien avec Stéphane Bucher (Gladiator 2)
Stéphane Bucher (AMPAS, CAS) accompagne la sortie de l'évènement cinématographique de Ridley Scott, Gladiator 2. Auparavant, sa filmographie se constitue d'une immense liste d'accomplissements professionnels sur les films de James Mangold (Le mans 66), Damien Chazelle (The Eddy), David Fincher (The Killer). Travailler sur des films à grande échelle financière pose des problèmes bien spécifiques et un geste de travail très différent de ceux que l'on applique aux productions moyennes du cinéma français.
EK: Tu es un électron libre dans le champ des preneurs de son français, car tu t’es orienté vers un cinéma très influencé par le monde anglo-saxon. Depuis longtemps, tu côtoies les méthodes de travail américaines, et depuis The Last Duel, tu es devenu un collaborateur régulier de Ridley Scott, au point qu’aujourd’hui, tu te retrouves à assurer le son direct sur Gladiator 2 !
SB: C’est vrai que j’ai un parcours professionnel un peu particulier, et je ne l’ai pas forcément choisi ! Comme je le dis souvent, travailler sur des projets internationaux de grande envergure, ce n’est pas seulement une question de chance, c’est surtout une question de hasard ! Plus sérieusement, c’est avant tout le fruit d’une intégration pas forcément réussie dans le milieu des ingénieurs du son français. Ayant collaboré initialement avec Europacorp sur des films dits de nature « commerciale », on m’a rapidement fait comprendre que ce n’était pas le cinéma « noble et reconnu à la française »... Et puis, lorsque j’ai créé la société de location A4audio en 2005, cela n’a pas arrangé les choses, bien au contraire ! Donc, j’évolue dans ma carrière d’ingénieur du son spécialisé sur les films anglo-saxons relativement seul. Les moments de partage avec mes collègues français se font presque uniquement lorsque je dois décliner une proposition de travail (souvent par indisponibilité) et que je cherche quelqu’un pour me remplacer. En revanche, l’inverse n’arrive jamais…
Malgré tout, tu as raison : je suis aujourd’hui responsable du son direct de Gladiator 2 de Ridley Scott, la production la plus importante au monde en 2023 en termes de budget ! Je ne crois pas qu’un autre ingénieur du son français ait travaillé sur des productions internationales d’une telle envergure. C’est une belle leçon pour les jeunes étudiants dans le domaine du son : malgré les obstacles, on peut toujours y arriver.
Qu’apprécies-tu le plus dans l’approche sonore de Ridley Scott ?
Lors de notre première rencontre, Ridley n’a pas été tendre avec moi. Lui et son équipe m’avaient bien fait comprendre que j’étais là uniquement parce qu’ils n’avaient pas pu faire venir un ingénieur du son américain. Ce n’est qu’après quelques semaines qu’il a été séduit par mon travail. Ce travail repose avant tout sur un bon mix des voix, un savoir-faire un peu à l’ancienne (grâce à mon expérience de perchman avec des ingénieurs du son de la génération Nagra). Cela signifie prendre des décisions parfois radicales concernant les niveaux de modulation, le placement de la perche ou des micros HF. Une fois qu’il a vu ma méthode, Ridley m’a fait confiance, y compris pour prendre des décisions concernant des effets sonores ou des bruitages diffusés ou enregistrés directement sur le plateau.
Un exemple dans Gladiator 2 : pour les séquences avec le rhinocéros dans le Colisée, j’avais demandé à Danny Sheehan (le superviseur montage son) de m’envoyer toute une collection de sons de rhinocéros : pas, courses, cris, souffles, etc. J’ai pu diffuser ces sons sur de grandes enceintes pendant le tournage, en les synchronisant directement avec les mouvements et déplacements de l’animatronic. Cela permettait de plonger les acteurs dans un environnement sonore réaliste, reproduisant les conditions d’un véritable combat avec une bête. Même chose pour les 500 figurants, qui profitaient d’un son réaliste pour amplifier leur excitation. C’est ce genre de choses que Ridley apprécie.
Est-ce que le style de travail que tu adoptes colle principalement aux standards américains ou penses-tu que tu as une manière de travailler personnelle, une sorte de French touch qui plaît aux Anglo-Saxons ? (À noter d’ailleurs que Ridley Scott est anglais et non américain.)
Pour avoir côtoyé beaucoup d’ingénieurs du son anglo-saxons, je ne pense pas que l’on puisse catégoriser, aujourd’hui en 2024, les méthodes de travail selon les pays. Cela a peut-être été vrai pendant de nombreuses années, mais depuis plus de 15 ans, la communication et les échanges entre différents pays et cultures ont considérablement explosé. Il en va de même pour les déplacements géographiques, que ce soit pour des tournages ou même pour des événements éducatifs.
Cela dit, nous avons tout de même un héritage national propre à notre manière de travailler, en particulier en France, qui provient du cinéma de la Nouvelle Vague. Toute cette génération d’ingénieurs du son qui ont travaillé durant cette époque avec une approche dite de l’« école de la débrouille » (souvent pour des raisons économiques) a clairement influencé notre façon de faire sur les plateaux de cinéma français.
Par ailleurs, il y a un fait indéniable : nous, ingénieurs du son français, ne sommes pas habitués à travailler sur des productions avec des budgets supérieurs à 150 ou 200 millions d’euros. Cela reste assez rare en France. Là aussi, il faut s’adapter à de nouvelles façons de travailler. Par exemple, il est courant sur ces grosses productions que la post-production soit responsable de l’enregistrement des ambiances du film, alors que cette tâche revient habituellement à l’ingénieur du son sur le plateau. Cette organisation découle à nouveau d’une logique économique. En effet, enregistrer des ambiances sur un plateau pendant le tournage implique souvent de bloquer une équipe entière ainsi que les comédiens pendant 10 à 15 minutes. Or, pour les Anglo-Saxons, ce genre de démarche est difficilement compréhensible, surtout lorsqu’on connaît le coût d’une minute de production sur un film comme Gladiator 2. Ce coût est estimé à environ 10 000 euros par minute, ce qui représente une dépense de 150 000 euros pour 15 minutes d’arrêt. Tout est dit.
Sur Gladiator 2, par exemple, c’est Danny Sheehan (superviseur montage son) qui est venu avec sept autres collègues pendant une semaine pour enregistrer toute une série de sons spécifiques. Ce travail a coûté bien moins cher que les 150 000 euros nécessaires si nous avions dû le faire directement sur le plateau.
Concernant la fameuse French touch, eh bien… J’ai plutôt la réputation d’être le «French arrogant» ! J’avoue avoir du mal avec le côté hyper militaire et hiérarchisé des Anglo-Saxons.
Comment définirais-tu les particularités du travail à l’anglo-saxonne ?
Historiquement, aux États-Unis, les techniciens du cinéma étaient majoritairement issus des départements de cinéma des armées. Le côté extrêmement hiérarchisé, organisationnel et donc militaire se reflète complètement dans leur manière de travailler. Que ce soit dans les échanges entre départements, dans la communication ou dans l’exécution opérationnelle, tout est calqué sur des automatismes et des processus bien définis, semblables à un plan d’attaque !
Par exemple, la communication entre départements est sous la responsabilité des assistants réalisateurs. Ce sont eux qui s’occupent de la gestion des talkies-walkies (distribution des appareils, choix des fréquences, etc.). Bref, il y a de nombreuses spécificités. Le premier assistant réalisateur occupe une place centrale : certaines des responsabilités qui incombent, en France, à un directeur de production, lui reviennent directement.
Avant Gladiator II, tu as travaillé sur The Last Duel, House of Gucci et Napoleon. Ces films sont très différents, avec des budgets inégaux. Peux-tu nous parler des défis spécifiques à chacun ?
J’ai eu la chance que l’ordre de tournage de ces films corresponde à une augmentation progressive des budgets, et cela a également reflété une montée en complexité technique. Je me souviens très bien du premier jour de tournage sur The Last Duel, où j’ai immédiatement constaté les défauts de ma configuration : pas assez de matériel, pas assez de personnel, pas assez de préparation. Cela m’a permis de rectifier le tir sur House of Gucci. Ma priorité a été de pouvoir m’éloigner de la "face", c’est-à-dire me positionner avec mon matériel à côté de Ridley, dans le vidéo village que l’on appelle le « Ridley’s Circus », souvent situé à des dizaines de mètres. Cela nécessitait un système de déport des antennes pour garantir un signal de réception élevé, malgré un environnement RF complexe comprenant plus de 500 talkies-walkies en activité permanente et d’autres sources HF perturbatrices.
Ridley demande également à rendre l’environnement des décors aussi naturel que possible pour le confort des comédiens. Cela implique d’utiliser des éléments fonctionnels, comme un interrupteur de lampe réellement opérationnel, ou encore des éléments sonores tels qu’une chaîne hi-fi ou un téléphone. Ce n’est pas simple de faire fonctionner des téléphones des années 70 pour des séquences où des conversations téléphoniques en direct sont nécessaires avec des acteurs absents du plateau. Une fois la solution trouvée, l’avantage de travailler sur des films avec un budget conséquent est que la production vous fournit les moyens nécessaires, tant en matériel qu’en personnel.
Napoleon a été un défi particulier sur le plan de l’esthétique sonore. Mon objectif principal était de jouer sur la proximité des micros dans certaines séquences pour offrir une expérience immersive, notamment sur les dialogues. Le positionnement des perches et l’intégration des micros HF dans les costumes ont été très importants pour atteindre ce résultat.
Enfin, Gladiator 2 a représenté un véritable florilège de défis techniques, basé sur toutes les expériences accumulées avec Ridley. Cette fois, nous avons utilisé un minimum de 8 caméras simultanément sur chaque séquence, parfois jusqu’à 11 pour les scènes de combat. Cela a soulevé la question de l’utilisation de la perche, et nous avons décidé, avec le département VFX, que la perche pourrait être effacée en post-production si elle apparaissait dans le champ. Ce compromis a permis de maintenir une qualité sonore optimale. La collaboration avec Janty Yates et ses équipes de costumes a également été déterminante pour intégrer les micros de manière discrète mais efficace.
Tous ces films sont de véritables défis. Comment t’organises-tu sur le plan sonore? Comment prépares-tu un film, et à quel moment commences-tu à intervenir ?
Quand le nombre de caméras monte à 8 et que la surface du plateau approche les 9 hectares, il est indispensable de mettre en place une organisation technique et humaine adéquate ! Par exemple, sur Gladiator 2, l’équipe technique comptait 842 personnes, sans inclure le personnel chargé des constructions. J’ai constitué une équipe de 7 assistants pour le tournage au Maroc et de 6 pour celui à Malte. Chaque membre avait une responsabilité précise. Stéphane Maléfant, par exemple, était responsable des équipements micros pour les comédiens. Il connaissait chaque costume, chaque habilleur et anticipait les installations pendant que d’autres séquences étaient tournées.
Le positionnement des micros sur les costumes a été préparé dès les phases initiales. Pour les armures, par exemple, nous avons collaboré avec Giampaolo Grassi, maître armurier, qui a conçu des passages de câbles, des fixations et des zones d’accroche spécifiques dans les armures de combat. Chaque position de micro a été testée avant d’être fixée, afin de garantir une qualité sonore optimale.
La préparation officielle pour ce type de film commence environ 4 semaines avant le tournage : 1 semaine de repérages, 1 semaine à Paris pour préparer le matériel, puis 2 semaines sur place pour les costumes, décors, etc. Cependant, je débute souvent mon travail de dépouillement 8 semaines avant.
As-tu des contraintes budgétaires sur ce type de films ?
Bien sûr, le budget n’est jamais illimité, même sur des productions de cette envergure. Mais la philosophie générale est la suivante : « Voici ce que le réalisateur veut, voici comment on va tourner. Dis-nous ce qu’il faut pour que cela fonctionne et fera en sorte de débloquer les budgets » À partir du moment où les besoins sont spécifiques, justifiés et que la confiance est là, le budget nécessaire est généralement débloqué sans problème.
Pour vous donner une idée, le budget pour la location du matériel son sur Gladiator 2 est environ trois fois supérieur à celui d’un film français classique.
Sur le tournage, utilises-tu encore beaucoup la perche, ou utilises-tu principalement sur les micros HF ?
Sur un plateau avec 8 caméras, l’utilisation de la perche devient évidemment un défi. Pourtant, on y arrive ! J’ai de nombreuses captures d’écran où l’on voit Josselin Panchout (key boom operator) clairement visible dans le champ de la caméra du plan large... Ces situations correspondent à des séquences où nous avons discuté en amont avec Ridley, le superviseur VFX et la scripte pour valider que le perchman pourrait être effacé en post-production.
Cela dit, les micros HF restent essentiels, notamment sur un projet où les déplacements des acteurs et les prises multiples rendent l’usage de la perche plus limité.
Comment se passent tes relations avec la post-production, notamment le montage ?
Avec Claire Simpson, la monteuse de Ridley Scott, j’ai établi une relation de confiance depuis The Last Duel. C’est également grâce à elle que ma collaboration avec Ridley s’est pérennisée. Le downmix que je fournis est en mono et destiné uniquement au montage et aux rushs. Cela me convient parfaitement, car mon « style de mix » est largement reprise dans le mixage final.
Avec l’équipe de post-production sonore dirigée par Matthew Collinge, Danny Sheehan et Paul Massey, nous avons instauré une excellente collaboration basée sur des échanges réguliers. Danny et son équipe de huit personnes nous ont rejoints à Malte pour enregistrer des ambiances, notamment celles du public dans le Colisée. L’un des objectifs majeurs était de donner vie au Colisée en créant une immersion sonore complète et réaliste.
Les sessions de captations se déroulaient parfois dans le Colisée ou bien dans des endroits plus ouverts pour éviter les premières réflexions acoustiques, susceptibles de provoquer du phasing. J’étais ravi de leur présence et la collaboration a été parfaite jusqu’à la fin du film.
Quels rapports entretiens-tu avec les acteurs ? Fais-tu des interventions sur leur jeu ?
Il faut d’abord savoir qu’il est extrêmement rare de s’adresser directement aux acteurs sur des projets de cette envergure. La raison est très simple : nous étions plus de 400 techniciens et une vingtaine de Heads of Departments (HODs) sur le plateau. Imaginez si chaque HOD voulait donner des instructions ou son avis sur quelque chose… Je pense que les acteurs deviendraient fous ! Les informations à transmettre passent par le 1st AD (premier assistant réalisateur), qui fait un tri, donne son aval (ou non), puis transmet les instructions à l’acteur. Une fois que l’on a travaillé sur une production de cette dimension, cette manière de faire prend tout son sens.
Pour ce qui concerne le jeu, je m’adresse avant tout à Annie Penn, la scripte de Ridley, qui reste à ses côtés tout au long du tournage et qui trouve toujours le bon moment pour transmettre un message. Si c’est urgent, je m’adresse directement à Ridley.
Quel recul as-tu sur les pratiques du son direct en France ? Y a-t-il des choses que tu aimerais voir évoluer ?
C’est une question difficile, car, encore une fois, je ne côtoie pas beaucoup d’ingénieurs du son français. Je ne sais donc pas si les pratiques du son direct en France évoluent ou non, et de quelle manière. En revanche, je discute beaucoup avec des ingénieurs du son anglo-saxons. J’ai été surpris de constater à quel point ils sont faciles d’accès, très aimables et heureux d’échanger. Par exemple, Chris Munro (Mission: Impossible) et Mac Ruth (Dune) m’ont spontanément proposé de rejoindre l’AMPAS (Academy of Motion Picture Arts and Sciences, l’Académie des Oscars), sans même que je ne le demande. Steve Morrow (La La Land), quant à lui, m’a carrément demandé de le remplacer sur la suite de Ghostbusters, car il n’était pas disponible. Et cela avant même que nous nous rencontrions en personne !
Concernant les pratiques, encore une fois, il m’est difficile de juger, mais je peux vous assurer que nous avons beaucoup d’éléments en commun : nous rencontrons souvent les mêmes problèmes, utilisons les mêmes technologies et avons les mêmes compétences. Les Anglo-Saxons sourient souvent lorsque je leur raconte qu’en France, on dit parfois à propos du cinéma américain : « De toute façon, les Américains refont tout le son en postsynchro ! » Ce qui est, bien évidemment, totalement faux. Bien au contraire !
Pour revenir à la question de l’évolution, et pour y répondre en lien avec mon propre travail, je suis constamment en demande de faire évoluer ma manière de travailler grâce à de nouveaux éléments technologiques et de nouvelles techniques de prise de son. C’est pareil pour l’aspect organisationnel des équipes : je m’efforce, à chaque projet, de remettre en question mes choix afin de ne jamais stagner dans l’évolution de ma carrière.
Je souhaite également continuer à travailler sur des films internationaux de grande envergure, cependant, je reste profondément attaché à la France. Je ne pense en aucun cas quitter mon pays.
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